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De l’ex-Yougoslavie à la Casamance, le premier roman d’Inès Senghor oscille entre la « grande » histoire et les itinéraires particuliers

Tout d’abord, il y a ce titre quelque peu énigmatique, Le Miel du crabe, suivi d’un premier chapitre qui prend par surprise lorsque certains des personnages dont on venait tout juste de faire la connaissance disparaissent, sous l’effet d’un bombardement. Nous sommes en avril 1999 dans la Yougoslavie en guerre, aux côtés d’une adolescente, Téa, qui vient de perdre la moitié de sa famille.
Mais le chapitre suivant propulse les lecteurs en 1960 sous le soleil radieux du Sénégal, le jour de l’accession du pays à l’indépendance. L’histoire s’incarne cette fois, dans la vie et la famille d’un écolier de la région de la Casamance, Basile, qui à l’âge de 10 ans commence à s’intéresser au monde. D’un côté, on accompagne Téa et son père sous le coup du deuil, tentant de fuir le conflit par les routes de l’exil. De l’autre, on va suivre Basile durant une bonne partie de son parcours de vie, de l’enfance à l’âge adulte.
A ces protagonistes initiaux s’ajoute au fil des pages une galerie de personnages parmi lesquels Aristide, un Sénégalais dans la force de l’âge, enrôlé contre son gré comme tirailleur dans la deuxième guerre mondiale. On a aussi Tierno, son compagnon d’armes, qui lui s’est engagé volontairement et va mourir aux mains des Allemands. On voit encore Lazar qui, plus proche de nous dans le temps, survit à un massacre en Croatie et bien d’autres silhouettes encore.
Nouvelle venue sur la scène littéraire, Inès Senghor, primo-romancière de 39 ans, propose avec Le Miel du crabe, un premier livre singulier et déconcertant, dont l’originalité première consiste sans aucun doute à mettre en écho des territoires géographiques rarement réunis dans les fictions africaines.
« Je suis moi-même née d’un père sénégalais et d’une mère serbe, explique l’autrice, et je sentais depuis longtemps monter en moi l’urgence d’écrire sur cette identité particulière. Je voulais aussi trouver une manière de donner des réponses aux futures questions de mon fils de 5 ans. Je me suis donc documentée. J’ai aussi longuement parlé avec mon père, issu d’une famille diola de la Casamance. Et j’ai interrogé ma mère sur ce que signifiait sortir avec un homme noir dans la Yougoslavie de la fin des années 1970, car c’est là-bas que mes parents se sont rencontrés étudiants. Mais le moment venu, j’ai préféré la fiction au récit, qui me permettait d’aborder certains problèmes avec plus de légèreté, sans obligation de vérité et sans désigner mes proches. »
Le résultat est donc ce livre évoquant chacun des deux pays, oscillant entre les individus autant que les temporalités et parcouru sans cesse par des événements de la « grande » histoire. Une ambition littéraire vaste, mais parfois difficile à tenir tant se succèdent de scènes et de moments de tension variable. Telles les notes sourdes de basse dans un orchestre, les conflits ne sont jamais très loin et font entendre leurs accents tragiques : la guerre en ex-Yougoslavie répond à l’écho des conflits qui ont secoué la Casamance et à celui encore des grandes guerres occidentales.
Mais les moments de vie quotidienne mêlant protagonistes et personnalités du monde réel (on voit notamment Michael Jackson enfant, de passage pour un concert à Dakar au sein du groupe des Jackson Five !) apportent un contrepoint à cette perspective, faisant émerger l’idée d’un monde où les cultures se côtoient, apprennent à se connaître et à faire communauté, au lieu de s’affronter. Cette idée d’une humanité nouvelle, capable de produire syncrétisme et métissage, flotte sans démonstration ni manichéisme entre les pages et perdure.
La romancière réserve en outre pour le dernier tiers du livre une part pleine de tendresse à la rencontre du couple serbo-sénégalais formé par les jeunes étudiants Basile et Tamara. Grâce à cette incarnation romancée de ses parents, on se laisse volontiers entraîner dans leur histoire d’amour, d’autant que cette dernière brise la « malédiction du crabe », finalement explicitée par la romancière dans un conte. De l’Afrique subsaharienne aux Balkans, un premier roman atypique et attachant.
Le Miel du crabe, d’Inès Senghor (éd. Jasmin, 332 pages, 20 euros).
Kidi Bebey
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